18.
— Ma patronne ne reçoit personne, dit le portier de la demeure du défunt Abry.
— Je suis le chef Sobek, responsable de la sécurité de la Place de Vérité, et ma démarche revêt un caractère officiel.
— En ce cas... Je vais la prévenir.
Après avoir obtenu l’accord du scribe de la Tombe et vérifié que la protection du roi était parfaitement assurée, Sobek avait jugé indispensable de s’entretenir au plus vite avec la veuve.
La grande femme brune reçut le Nubien sous un palmier, dans le jardin. Elle avait perdu toute vitalité et semblait au bord de la dépression.
— La police m’a déjà interrogée, rappela-t-elle d’une voix brisée. J’étais absente lors du drame et je ne peux donc rien vous apprendre. Tout ce que je sais, c’est que des collègues de mon défunt mari l’ont vu quitter précipitamment le cortège officiel quand des acclamations sont montées de l’intérieur du village. Pourquoi... pourquoi Abry s’est-il donné la mort ?
— Il a tenté d’obtenir la destitution du maître d’œuvre de la confrérie et il a échoué.
— Pourquoi n’a-t-il pas cessé de s’acharner contre la Place de Vérité ? Il me laisse seule, toute seule, avec une fille à élever mais aussi avec la honte... Cette honte si lourde à porter... Je n’avais pas mérité un tel châtiment !
— Permettez-moi de vous poser une question très directe vous qui connaissiez votre mari mieux que quiconque, le pensiez-vous capable de se suicider ?
La grande femme brune accusa le choc.
— Avec toute cette agitation, je ne m’étais même pas interrogée... Mais vous avez mille fois raison de soulever ce problème ! Non, Abry n’était pas homme à s’ôter la vie. Il s’aimait beaucoup et n’aurait certainement pas eu ce courage-là !
Soudain, elle revint à la réalité.
— Pourtant, il est bien mort... Et il a même laissé un texte pour expliquer son geste.
Sobek préféra changer de sujet.
— Ces derniers temps, votre mari avait-il eu des fréquentations que l’on pourrait qualifier de... douteuses ?
— Bien sûr que non ! Il recevait toutes les notabilités thébaines, comme sa fonction le lui imposait, qu’il s’agisse du maire, des hauts fonctionnaires, des principaux scribes... Celui que je déteste le plus, c’est ce nouveau riche, le commandant Méhy, mais il ne le voyait que très rarement. En fait, je les déteste tous, et Abry en premier ! À cause de sa veulerie et de sa paresse, il ne progressait plus dans la hiérarchie. Il aurait dû obtenir une promotion à Pi-Ramsès et nous introduire à la cour. Mais il n’avait que Thèbes en tête...
— Vous avait-il parlé du dossier qu’il comptait remettre au Pharaon ?
— Abry ne me parlait jamais de son travail. Quelle honte, mais quelle honte... Finir comme ça...
La veuve éclata en sanglots, Sobek se retira.
Ce bref entretien le troublait. Si le suicide d’Abry n’était qu’un très habile maquillage, quel assassin avait pu se montrer assez retors pour le faire tomber dans un piège démoniaque ? L’administrateur défunt apparaissait comme un caractère faible, influençable, incapable d’accomplir des actes extrêmes. Était-ce bien lui qui avait mis au point un dossier mensonger, susceptible de lui faire courir un risque majeur en cas d’échec ?
Sobek ne disposait d’aucune preuve concrète, mais son instinct l’orientait vers un complot dont Abry n’aurait été que l’instrument et non la tête pensante.
Si le policier nubien ne se trompait pas, de sombres jours s’annonçaient, et même le soutien de Mérenptah ne serait peut-être pas suffisant pour sauver la Place de Vérité.
Mais comment remonter la piste si brutalement coupée avec la mort d’Abry ?
Le taureau qui fonçait sur son congénère, cornes en avant, avait le museau noir et le pelage sombre. L’autre ne s’était pas retourné assez vite et, encorné en plein ventre, il basculait la tête en avant et les pattes arrière levées, dans une attitude d’impuissance et de désespoir.
À la tragédie succédait le comique, avec un troupeau d’oies à la tête blanche ou grise et au bec pointu, cheminant toutes dans le même sens, à l’exception d’une indisciplinée qui se retournait brusquement et attirait ainsi les regards.
Quant à la grâce, elle s’exprimait dans le dessin aérien d’une gazelle aux cornes bleutées, à l’œil noir, au corps gris-rose et aux pattes d’une finesse presque irréelle.
Ainsi se présentaient les trois premières peintures de Paneb, sur trois grands morceaux de calcaire de première qualité. Ched le Sauveur les examinait tour à tour depuis plus d’un quart d’heure sans que l’apprenti parvînt à pressentir son jugement.
Soudain, le maître ouvrit la porte de l’atelier.
Assis avec noblesse, le regard fier, un chat noir et blanc le défiait.
— Regarde bien ce félin, Paneb, observe-le avec davantage d’attention que tu ne l’as jamais fait. Lorsque tu le peindras sur le mur d’une tombe, il ne sera plus un simple chat, mais l’incarnation de la lumière qui maniera ses rayons, sous forme de couteaux, pour lacérer le dragon Apophis, le mauvais génie décidé à tarir le flux vital.
— Cela signifie... que vous m’estimez capable de peindre ?
— Sortons d’ici et regarde le ciel.
De nombreuses hirondelles dansaient dans l’azur.
— L’âme des rois peut s’incarner dans cet oiseau. Quand tu représenteras une hirondelle perchée sur le toit d’une chapelle, tu symboliseras le triomphe de la lumière. Mais tu n’arriveras à rien de bon sans la technique de la mise aux carreaux.
Paneb suivit Ched le Sauveur qui le conduisit jusqu’à un tombeau de la nécropole de l’Ouest où travaillaient Gaou le Précis et Paï le Bon Pain.
— Que penses-tu de la qualité de la paroi, Paneb ? interrogea Ched.
L’Ardent s’assura qu’elle avait été correctement égalisée avec un mortier constitué de limon et de paille hachée puis recouverte d’une couche de gypse pour boucher les trous. Ensuite, deux couches d’enduit de deux millimètres avaient été appliquées avec soin, la seconde d’excellente qualité pour servir de support à la peinture.
— Ce mur me convient, jugea Paneb.
— Tu te trompes, affirma Ched. Montrez-lui, ordonna-t-il à Paï et à Gaou.
Paï le Bon Pain monta sur une échelle. Il tenait l’une des extrémités d’une fine corde trempée dans l’encre rouge, et Gaou l’autre. La corde fut bien tendue, le long de la paroi, et Gaou la lâcha brusquement afin qu’elle fouettât le mur en y imprimant une ligne bien droite. Les deux dessinateurs procédèrent ainsi à plusieurs reprises pour obtenir un quadrillage.
— Cette grille doit précéder dessin et peinture afin que chaque figure respecte un système de proportions harmoniques, expliqua Ched. Pour un personnage debout, trois rangs de carreaux des cheveux à la base du cou, dix du cou aux genoux, six des genoux à la plante des pieds, soit dix-neuf au total. Pour un personnage assis, quinze carreaux.
Gaou le Précis révéla à Paneb plusieurs autres jeux de proportions relatives à différents sujets, en insistant sur un principe général : quadrillage serré pour des motifs de petite taille, large pour des thèmes de grande dimension.
— Adapte-toi à la paroi, recommanda Ched, mais ne t’empêtre pas dans des calculs. C’est ta main qui doit apprendre les proportions, sans nulle rigidité, car elle seule possède la liberté de création. Un jour, si tu deviens un véritable peintre, tu n’auras même plus besoin de cette grille. En attendant, essaye de représenter un corps de femme sans gâcher cette paroi.
Superposer des couches d’épaisseur variable exigeait une grande dextérité, mais Paneb prit le temps nécessaire pour obtenir une subtile texture de rouge et de blanc qui restitua une chair délicate, et il apposa un blanc presque transparent pour former le tissu d’une robe légère. Puis il recouvrit son œuvre d’un vernis à base de résine d’acacia afin de préserver la brillance des couleurs.
Paï et Gaou étaient muets d’admiration, mais Ched le Sauveur semblait indifférent.
— Dans le coin gauche supérieur, ordonna-t-il, représente un faucon qui s’envole.
L’exercice s’annonçait particulièrement difficile mais, dans les mains du colosse, les pinceaux devenaient des instruments de haute précision. Utilisant une brosse par couleur, il créa un rapace animé d’une telle vie qu’il paraissait à l’étroit dans la petite pièce au ciel trop bas.
— Tu ne dois pas peindre la nature, observa Ched, mais l’au-delà de la réalité, la vie cachée et surnaturelle. La tombe est une demeure d’éternité où les paysans accomplissent des gestes parfaits et sans fatigue, où rien ne se fane, où de frêles barques de papyrus voguent sans danger sur des canaux tranquilles, où le couple des bienheureux est toujours jeune... C’est un univers de lumière qu’il t’appartient de recréer sans que tes préoccupations personnelles viennent l’obscurcir. Que chacune de tes peintures éclaire un aspect du mystère de la vie. Sinon, elles seront inutiles.
À l’encre noire, Ched le Sauveur corrigea l’une des pattes du faucon qu’il estimait imprécise. Et Paneb, dont le cœur commençait à s’enflammer, comprit qu’il n’était encore qu’un débutant. L’œil du maître avait remarqué le détail qui empêchait le rapace de prendre réellement son envol.
— Il y a encore beaucoup de travail dans cette tombe, estima Ched. Mais je ne suis pas certain que tu possèdes les compétences nécessaires.
Le sang de Paneb bouillonna.
— Quelles que soient les techniques à apprendre, je les apprendrai !
— Là n’est pas la question.
— Alors, que dois-je faire ?
— Répondre à cette question : acceptes-tu de devenir mon assistant ?